Par Mohamed Lotfi CHAIBI
L’écrivaine et historienne, artiste peintre Aicha Ibrahim ne cesse d’étonner ses lecteurs, ravis de cette envolée environnementale débobinant les multiples facettes berbère, phénicienne, punique, grecque, romaine, arabe, ottomane, espagnole et française d’un archipel pas comme les autres, celui de Kerkennah. Elle leur offre un roman initiatique voguant dans la temporalité volatile de la sensation /perception de l’insularité méditerranéenne tout en interpellant l’œuvre de l’homme et du temps à Cercina (1) au fil de la longue durée et de la diversité géographique.
Le désastre écologique actuel, comparé à l’Eden d’antan, est restitué à travers « les péripéties et soubresauts de l’histoire et de ses tourments, d’une femme, qui, au seuil de tous les départs, poursuit sa lente marche sur le sentier de la vie ». Les couleurs de la toile nature moulées en lettres tantôt voguantes tantôt ailées tissent les contours du patrimoine blessé, meurtri. Charpenté en quatorze chapitres et ornementé de 51 tableaux (2), le Sarment/roman anthropologique est un véritable réquisitoire « pour un héritage souvent malmené, cependant à préserver impérativement». S’inscrivant sur les deux volets pictural et scripturaire, il se présente ainsi à la fois comme un récit imaginaire en ce qui concerne les personnages qui y figurent et une narration historique mêlant, in situ, la réalité historique et la fiction. Faisant valoir sa formation et vision historiennes, l’auteure glane les propos de Paul Veyne et de Fernand Braudel (3) en matière de narration : l’histoire est, pour le premier, intrigue et toute trace ou document n’a de valeur en soi que par rapport à la narration ; elle en fait siennes pour le second en l’occurrence les deux sortes d’histoire : événementielle pour le chapitre Cercina destinée à tracer le parcours mouvementé des îles tout au long des siècles de son existence historique ; de longue durée composant le reste de la narration des chapitres de l’ouvrage, témoignant du long patrimoine de l’archipel, véritable conservatoire d’un ancestral savoir-faire et savoir-dire. Aussi, l’auteure donne –t- elle libre cours à « son imagination, à sa curiosité, à son ingéniosité » d’historienne dans sa longue pérégrination/ reconstitution du passé enchanteur de l’archipel œuvre d’un splendide et dur labeur entre la nature et l’homme, telles formulées par Lucien Febvre (4). Dans cette perspective, elle esquisse ses personnages fictifs, héroïnes et héros de la société patriarcale méditerranéenne en l’occurrence les acteurs historiques et géographiques de Cercina :d’abord, les acteurs historiques symboliques : Lalla Fatima « gardienne zélée du conservatoire et savoir-faire ancestral de l’archipel, essentiellement de ce qu’on dénommait dans le temps : les jardins de la terre, ses jardins à elle dans un environnement extrêmement précaire et dur », c’est que les femmes sont au cœur du conservatoire des traditions et savoir- faire de l’Archipel ; Kmar qui « se révolte contre le sort qui lui est réservé » est l’Antigone du Sarment, elle incarne la douleur de la femme des sociétés traditionnelles. L’auteure en tisse une histoire et nous fait découvrir la sacralité qui se cristallise autour du métier à tisser : dans la société archaïque méditerranéenne, les femmes tissent : «De la filature et du tissage de ses longues journées de travail, elles imposeront leur conscience d’apporter par leur labeur l’idée qu’elles sont l’indispensable pilier du foyer… ». Amina, la hannana, qui préside aux cérémonies du mariage avec la pose de henné, l’élément indissociable des rites du mariage. Elle est aussi sage-femme. Et Ahmar, l’éternel ivrogne, adepte du vin de palme : legmi et du vin de raisin : ‘assir. C’est par lui, souligne l’auteure, que vont se dévoiler les ordres sous-jacents d’une société clanique habituée à l’omerta avec une éclatante et étonnante véracité. Ces acteurs fictifs sont en interaction avec un écosystème marqué par la palmeraie, « la belle forêt de palmiers qui jadis était l’emblème phare des îles », aujourd’hui, elle est en grande partie envahie par le ciment et le plastique. La disparition progressive des « jardins de la terre » altère, efface l’image du palmier symbole de l’enracinement au terroir. Tout autour des « jardins de la terre » s’étendent les « jardins de la mer ». La mer est partout présente sur cet archipel aux distances réduites. Jadis, source de richesse et de vie, elle témoigne aujourd’hui d’un monde précaire…en danger d’extinction. Souvent nostalgique, le récit de Aicha Ibrahim évoque les poissons délicieux de saison tel le mulet et les différentes manières de pêche, notamment ladite gemma ou dammassa — sautade et la charfia (pluriel sheraef) « particularité propre aux Kerkennah, constituée par de longues claies de palmes abouchant aux chambres où sont placées les nasses… », ainsi que la pêche aux poulpes et celle des éponges. Le charme discret des louds — ces grandes barques toutes bitumées de braie noir, et des floukas — embarcations de sept à huit mètres à voile blanche latine attachée à une longue pièce de bois et une autre formant le mât, sillonnant à l’horizon — est désormais disparu. Les voiliers sont remplacés par les embarcations à moteur diesel. Quel gâchis. En somme, le roman anthropologique sur Cercina sonne le tocsin, l’auteure, maniant une langue châtiée, mélodieuse et finement poétique, lance cet appel : sans une politique sociétale, économique, culturelle, de maintenance, de connaissance, de développement, de conscientisation, de restitution, d’adaptation, d’éducation, de prospective…, notre patrimoine ne saurait aller qu’à la dérive constatée déjà ici et là, malgré les efforts consentis de temps à autre sur certains points. Une tâche de longue haleine, mobilisatrice et bénéfique pour notre survie.
M.L.C.
Notes : (1) Le nom donné par les Romains à l’Archipel des Kerkennah est Cercina, il viendrait de Kyranis qui est le nom grec d’origine libyque. (2) Les quatorze chapitres s’intitulent: Lalla Fatima sur le chemin de la vie ; Cercina ; La palmeraie ; La mer ; Les louds ; Le legmi et le ‘Assir, Lumière et ombre ; Sidi Funkhal et les fils d’or et d’argent d’une coiffe ; Les Djinns ; La Hannana ; Les femmes ; Percée d’Azur ; Tous les matins du monde ; Le corail et le sarment. Quant aux 51 tableaux, ils sont extraits de son exposition : origines, tenue en 2010 : Le pêcheur ; Les femmes et la laine ; La mariée 1 ; La pêche aux éponges ; Entre-deux ; En mouvement; Le meilleur choix ; Ahmar ; Lever de lune; Les voiliers ; Portraits 1 , 2 et 3 ; En mer ; De l’autre côté de l’Ile ; Mer et palmiers; La mariée 2 ; Elles chantent; Au fond des mers; Clair de lune; Turquoise; Encore debout; Les vieux ceps; Transfiguration; C’étaient ; Jadis ; Femmes au champ ; L’enclos de Lella Fattouma ; Le trio en confidences; Préparatifs ; Avec les chandelles ; Rêveries marines; Baignade ; Printemps ; Nostalgie: Diversion ; Nocturnes 1 et2; Kerkennah ; Eclats ; Aurore; La Hannana ; Le Sarment ; Ma lune en deux ; L’envolée ; Nour; Kmar ; Momentum ; De l’âme; Les mariées de la mer. (3) Cf.: Veyne (Paul) : Comment on écrit l’histoire. Paris, Editions du Seuil, 1978. Braudel (Fernand) : Ecrits sur l’histoire. Paris, Flammarion, 1990.
(4) « Non, les documents ne sont pas donnés tout faits. Ce serait tout simple.
Le document, c’est tout ce qui peut servir à reconstituer le passé. Et la liste de ce que peut servir le passé s’accroit chaque jour. Grâce à l’ingéniosité. Grâce à la curiosité d’esprit. Grâce à l’imagination de l’historien. D’une série de faits muets, faire des faits parlants. D’une série de faits sans rapport apparent avec l’histoire des hommes faire autant d’indices, voilà le grand travail de l’historien » Febvre (Lucien): Extrait de la Leçon d’ouverture donnée au Collège de France, le 1er décembre 1943 In L’Histoire, n°403, septembre 2014, page 23.